Christophe Alzetto et son œuvre peinte



Le complexe de la toile, 1993-1998

Christophe Alzetto a toujours tenu à identifier une toile peinte sur toile comme relevant de l’objet, non pas ou pas seulement de l’image. Dès lors, sa découverte sur écran ou papier en trahit irrémédiablement la matérialité essentielle — comme pour toute représentation, cela va sans dire, mais pour autant, l'œuvre peinte de l'artiste implique tant le collage, la matière, l'objet, l'épaisseur et la strate, que cette précaution importe.

Parti des arts appliqués et de la pratique du dessin, c’est en se passionnant pour les effets de matière à l’encre qu’il va progressivement basculer dans la picturalité. Durant ses études d’arts plastiques au centre Saint-Charles de l’Université Paris 1, il n’aura de cesse de faire cohabiter peinture, dessin, assemblage, collage, sculpture, performance et installation.

Le support toilé est alors pour lui le symbole d’un art désuet, celui d’un enjeu de figuration dépassé, un vestige aux connotations inconfortables. Il privilégiera d’autres supports, le papier, le carton, le plastique, et souvent, préférera l’encre fluide ou grasse à la peinture traditionnelle, comme dans sa pratique récurrente du monotype en estampe. Pour autant, il suivra parallèlement des cours de peinture à l’huile traditionnelle, avec fabrication et tension des toiles à l’ancienne... tartinées de colle de peau de lapin.

C’est donc plutôt en tant qu’objet qu’il emploiera la toile traditionnelle, en la profanant symboliquement et physiquement, en la démantibulant, la crevant, l'écartelant, exhibant son châssis comme une sculpture de bois et de toile, sans rien y figurer, par exemple dans des assemblages d’allure industrielle où déjà, tuyaux, tasseaux, résine de colle et bâches avaient la part belle.

À partir de 1995, il concèdera la toile dans un usage plsu classique, pour produire quelques huiles et acryliques de petit format dont le sujet était de saisir un visage dans un état émotionnel furtif. Ce sont sans doute les premières ébauches de réinvestissement de sa passion pour les inventions de petits visages féminins griffonés au crayon, dans le domaine du pictural.



Premiers cycles , 1999-2000

En 2000, il entame plusieurs cycles qui vont clarifier les enjeux de son travail. À cet égard, Christophe Alzetto aime citer Matisse : « Un peintre est tout entier dans ses premiers tableaux ».

Il commence ce qu’il intitulera les « Palettes négatives », dans lequelles un visage à l’esthétique a priori banale cotoie un alter grotesque, comme le symptôme de l’intuition inquiète et pessimiste d’une monstruosité tapie. L’expression Palette négative  est inspirée du protocole de fabrication spécifique qu’il s’est imposé pour chacun des tableaux de la série.

C’est un peu ce thème de l’autre menaçant, que l’on retrouve dans un cycle qu’il démarre la même année, les « Consensus », grands cartons peints collés sur châssis, où les motifs de l’œil et de la bouche, utilisés comme symboles du danger de l’intrusion visuelle et orale, autant que de l’aveuglement et du mutisme, se perdent dans un réseau favorisant de multiples lectures.

Toujours en 2000, naît le cyle « Féminins » : Si la première itération, aux allures de vitrail dégoulinant, préfigure plutôt les enchevêtrements du futur cycle « Visages », il s’agira ensuite d’une sorte de variation sur le thème des « Consensus », en version toile : visages plus ou moins stylisés, multiples, interprénétrés, en strates, qui ne sont pas sans rappeler certaines Transparences de Picabia.

Un petit tableau insolite, tout de brun délavé et de dégoulinures, exprime un déchirement intime par l’arrachage de la toile de son cadre. Ce procédé, faisant encore écho aux expériences universitaires de l’artiste sur l’iconoclastie et le saccage de la toile traditionnelle, trouvera ultérieurement d’autres développements dans ses peintures-sculptures.

Enfin, la même année naît la première « Lisières », toile sur laquelle Christophe Alzetto fait longuement couler de la résine de colle brûlante en une dentelle accumulée de fils fins et tortillés, avant d’y laisser cheminer diverses encres, évoquant possiblement l’enchevêtrement forestier.

Le plasticien reprendra tous ces cycles quelques années plus tard, dans divers approfondissements, diverses variantes. En attendant, la première partie des années 2000 est consacrée à d’autres projets que picturaux : l’artiste ne dispose pas vraiment d’un atelier de peinture pratique, et se consacre à l’enseignement et à d’autres projets (Illustration et communication visuelle, décors et scénographies d'exposition, musique, écriture…)



Renouveau et développement, 2007-2010

C’est l’association avec la jeune artiste Marion Beaupère qui va, à partir de 2007, raviver en lui l’envie de peindre. Il reprend notamment sa série des « Palettes négatives ». En 2008 il conçoit pour Marion Beaupère une grande scénographie d’exposition et à cette occasion, ils entament une série d’œuvres de peinture-collagisme à quatre mains. S’en suit une période d’inspiration mutuelle, avec plusieurs expositions communes à la clé.

C’est dans ce contexte, entre 2008 et 2010, que l’artiste plasticien va consolider et déployer son lexique graphique mais aussi matériologique, intime et symbolique, reprenant ses obsessions pour le visage insondable, le réseau et la pléthore, l’indistinct, les effets de matière et le passage entre intérieur et extérieur. La figuration y paraît relever d’une forme d’expressionisme.

Une grande série « Visages » se développe dans des formats variés à grand renfort d’acrylique, de colle, de vernis… et de café. L’emploi récurrent de fil, de cordes et de divers tissus va concourir au développement d’une figuration axée sur l’enchevêtrement, dans lequel la figure émerge ou s’immerge mystérieusement. Quelques objets intimes y sont noyés parfois, ainsi que des morceaux de travaux plus anciens, comme pour tramer un réseau de sens au sein d’une petite mythologie personnelle. Les coquilles de noisette, les fruits secs, y prennent une dimension quasi fétichiste. Ponctuellement, l’artiste crévera la toile, renouant avec ses premières intuitions, renforçant le caractère spatialiste autant que matiériste de sa démarche.

Parallèlement, va se développer la série « Lisières », avec une recherche autour de l’orée et comme ailleurs, le caractère indiscernable des limites, au sein de l’inextricable. Les séries « Consensus » et « Féminins » auront aussi leur prolongation, un peu plus tard.

Par ailleurs, deux nouveaux cycles, « Intérieur-Féminins » et « Intérieur-Visages », vont voir le jour. Le premier est une déclinaison de « Visages » dans des toiles beaucoup plus extrudées, dont les béances sont mises en tension par des cordes. On y retrouve la composition en trois bandes verticales, Cheveux-Visage-Cheveux. La corde et la toile y sont très présentes. La série des Intérieur-féminins 1, 2 et 3 semble reprendre certains thèmes des « Palettes négatives ». Plusieurs séries, à cette époque et ensuite, utiliseront ce procédé de déclinaison en trois variations, trois parties, trois mêmes visages.

Quant à « Intérieur-Visages », il s’agit plutôt de recherches impliquant différemment la figuration et s’intéressant davantage à la toile en tant qu’objet. Extrusions, mises en abîme des constituants, vocabulaire matériologique abondant… le tableau se mue en labyrinthe tridimensionnel. Dans plusieurs propositions, l’artiste incorpore carrément d’autres bouts de toile, sciées, voire de petits chevalets, dans l’espace de la toile principale. Dans l’une d’elle, il noie de petits dessins de visages retrouvés de son enfance, et développe ainsi son thème du trésor caché et du passage secret, qu’il a mis et mettra en jeu dans maintes réalisations et notamment ses scénographies. Ce procédé sera notamment employé dans une toile imposante, Intérieur Visages 4, où les petits trésors graphiques intimes sont à dénicher dans les recoins les moins accessibles.

Le thème de la toile extrudée trouve son ultime prolongation dans la série « Intérieur », qui abolit la figure pour ne se concentrer que sur la toile malmenée, devenant contenant plutôt que surface. La peinture devient ici pleinement sculpture, reprenant les expérimentations des années 90 de l’artiste : châssis tridimensionnel, toile gonflée de peinture et de matière, inversion du recto et du verso, la dichotomie intérieur-extérieur se décline en peau-corpssurface-profondeurs, et use du concept de peinture latente en révélant le contenant organique de la toile, en en déchirant la surface immaculée, dans un processus dynamique et organique, sensuel, violent et cathartique, proche de l’action painting.

En parallèle et en marge, l’artiste développe une autre série, intégrée à la classe des « Visages » mais distincte par son format récurrent, un petit carré de 20cm de côté. Il en fait le lieu d’expérimentations préalables pour de plus grandes réalisations et, répondant à la demande, l’opportunité de vendre davantage d’œuvres à des prix contenus afin de toucher un public plus large. De son propre aveu pourtant, il était fréquent que ces petits formats soient plus laborieux et plus longs à réaliser que certains grands.



La phase indienne, 2010

En 2010, Christophe Alzetto prend congé de ses activités d’enseignement pour développer sa pratique picturale, exposer et voyager en Inde. Dans la jungle, il collecte au gré de diverses aventures des matières propres à nourrir sa pratique. Il s’agira souvent d’éléments végétaux exotiques, dont les caractéristiques filandreuses intéresseront l’artiste pour leur potentiel d’enchevêtrement. Par ailleurs, il collecte de nombreux pigments minéraux sur les marchés des petits villages, dans le but de fabriquer lui-même un medium plus intense et plus stable à la lumière.

À son retour, deux toiles monumentales de visages féminins voient le jour, l’une à la chevelure agrémentée de corde de coco que les villageois des rizières du Kerala ont tressé pour lui ; l’autre, très chargée en bourres, folioles, stipules, bois et autres parties du cocotier, et dont une autre corde de coco excède le support jusqu’à traîner sur le sol. Si la première est toute de goudron et de café, la deuxième utilise les couleurs flamboyantes des pigments indiens. Quelques autres toiles de tailles variées utiliseront ces procédés, ces matériaux, ces pigments.



Bruns, métal et bleu, 2011-2014

Si l’on peut estimer que c’est à Meaux que se développe la première grande période des « Visages », le cycle se prolonge alors que l’artiste déménage à Précy sur Marne, tandis qu’installation, musique, scénographie mais aussi dessin reprennent une place plus importante dans son travail. Des toiles plus sombres ou à la palette plus restreinte et plus systématique voient le jour. Les visages semblent plus divers, l’artiste continuant à leur dénier le caractère de portrait. La couleur café, le jaune de Naples et le goudron noir qu’il fabrique lui-même sont plus que jamais récurrents. Le choix du format devient plus stable, de taille moyenne, renforçant le caractère de série de cette époque des « Visages », alors que la pratique d’une peinture à fond perdu laisse la place à des abords de toile nue. Si les cordes, filasses et fruits secs comme les amandes effilées sont toujours présents, la matériologie se fait moins tonitruante, ce qui produit des toiles relevant moins de la sculpture, quelques exceptions mises à part.

Une toile grise et métallisée, à l’allure terrible, flanquée d’une gaine cannelée serpentant de l’œil à la bouche, semble exprimer un souffle coupé. Si cette toile, reprennant la composition en tiers verticaux, relève du jaillissement, l’artiste consacre beaucoup de temps à modifier d’autres de ses travaux par couches successives, les abîmant toujours davantage pour trouver son point de déséquilibre et justifiant plus que jamais ses expressions d’archéologie picturale ou de géologie des visages. Ainsi cette autre toile de grande taille de 2012, extrêmement chargée et extrudée, maintes fois attaquée au chalumeau durant des mois, qui plus que jamais procède de destructions et recouvrements multiples.

Parmi les toiles de série, au format tendant à se standardiser, détone une œuvre au fond doré, aux strates en lambeaux et aux cordes et fils pléthoriques, dans une approche précieuse inhabituelle. Car si la profusion invite l’œil à un long et méticuleux voyage visuel, paradoxalement la matière relève souvent un peu plus du gros-œuvre que de la décoration.

Enfin, une petite série de toiles de « Visages », prolongeant la pratique des abords de toile nue, proposera une figuration plus lumineuse en mêlant au jaune de Naples et au blanc, des notes larges de bleu intense, alors que le goudron noir semble de plus en plus gicler du support, comme dans une quête de fraîcheur et de dynamisme. On y retrouve aussi du sable de Précy, symbôle d’attachement géographique, renvoyant notamment à l'usage symbolique du sable familial dans une série de toiles quelques années plus tôt.

Terminons en mentionnant qu’à cette époque, l’artiste réalise des œuvres de commande reprenant ses codes matériologiques, sur divers sujets.



Après l’incendie, 2015-2017

Un nouveau déménagement pour la région de la Ferté-sous-Jouarre, à l’autre bout de la Seine-et-Marne, met l’activité du peintre en jachère. Près d’un an plus tard, sa maison est entièrement détruite par un violent incendie. Si nombre de ses œuvres picturales y échappent grâce aux expositions en cours, un certain nombre d’entre elles stockées à proximité subissent des dommages partiels ou irrémédiables, autant par l'action de la chaleur que de l’eau des pompiers. Si l’on met de côtés ces dégâts relativement limités sur son œuvre picturale, nombre d’autres travaux fragiles, de sculptures et assemblages de bois, de toile et de papier, mais surtout la totalité de ses travaux photographiques et une grande partie de ses dessins et gravures, partent en fumée.

Christophe Alzetto va s’atteler à un travail minutieux de réfection de certaines toiles qui peuvent être sauvées, dans un atelier qu’il va ouvrir au public pendant près de deux ans dans la ville de Sept-Sorts, toujours en Seine-et-Marne. S’en suit quelques nouveaux tableaux : des « Lisières », des « Visages » et un nouveau cycle intitulé « Visages Lisières », avec une série de trois carrés moyens reprenant les codes de plusieurs autres séries et semblant former comme un parcours entre spontanéité, maturité et assèchement. Un nouvel « Intérieur Féminin » propose un labyrinthe de cordes et de matières forestières, dans lequel un visage à peine deviné semble enfoui.

L’artiste tentera aussi quelques toiles entre couleurs vives et métalisées, où la matière disparaît presque entièrement, et dans lesquelles le geste prédomine. Par ailleurs, il expérimentera de nouveaux supports, comme le plexiglas, jouant avec les transparences et la lumière. Entre deux temps de séchage, il s’adonnera à ce qu’il nomme des divertissements d’atelier, en développant des séries de dessin sur papier où le thème du visage féminim est travaillé entre peinture et dessin.

Il réalise aussi plusieurs toiles de commandes à cette époque, pour des intérieurs de particuliers ou des usages éditoriaux.

Après la fermeture de son atelier de Sept-Sorts, Christophe Alzetto ne peint plus beaucoup, et s’investit dans la musique à l’image et l’étude de la réalisation cinématographique. Ces dernières années, ses scénographies, œuvres intimistes ou monumentales, tentaculaires ou morcelées, souvent habitant et questionnant l’espace public, n’ont que peu ou pas impliqué la picturalité, mais plutôt l’installation, la vidéo, le son et la performance. On y retrouve cependant, dans une cohérence plastique évidente, la plupart des thèmes de sa peinture... mais sans visages.

Si l’on peut encore voir ça et là, ponctuellement, quelques toiles en exposition, les dernières expositions de peinture organisées autour de son travail remontent à 2019. Mais l’artiste plasticien aime à diversifier ses pratiques et il n'est pas improbable que la peinture y revienne en force un jour ou l’autre.